Temps et charge de travail

Où commence et où finit votre travail ?

14 mai 2012

La CFDT Cadres dénonce depuis toujours l’approche individuelle de l’organisation du travail.


Ce n’est pas à l’individu de s’adapter seul et jusqu’à l’usure aux défaillances : systèmes de gestion, mutations permanentes, nouvelles technologies, etc. L’approche individuelle est inefficace. Prenons l’exemple des équilibres entre la vie professionnelle et la vie privée, grand enjeu social aujourd’hui pour tous les salariés et en particulier les cadres. Quand le travail déborde dans la vie privée, n’est-ce un débat dont l’entreprise doit s’emparer ? Si l’entreprise met en place des outils de travail à distance, sont-ils évalués collectivement ou est-ce à chacun de s’adapter ? La porosité des temps et des lieux de travail doit être l’objet d’études et de négociation. Une enquête récente diligentée par le cabinet de consultants Technologia, qui interroge les équilibres entre la vie professionnelle et la vie privée, nous a ainsi fait réagir. Nous publions à la demande du cabinet des éléments d’un débat que nous sommes fiers d’avoir initié.

 

Technologia entre vraie question et fausse piste

Le travail déborde…il déborde de la sphère professionnelle ; il envahit l’espace de la vie privée de façon contrainte ou souhaitée,  subie ou  organisée, de façon exceptionnelle ou quotidienne. Pour les cadres, c’est une réalité qui a pris une telle importance, qu’elle  mérite que tous les acteurs, employeurs, salariés, organisations syndicales, juristes,  consultants etc…  y regardent de plus près.

Le cabinet de consultants s’est associé dans ce projet à une mutuelle : belle idée !  La santé des travailleurs  est en effet le premier indicateur à observer. Ce travail pointe en introduction : ''c’est du cœur des entreprises et des collectifs de travail que pourront venir les prochaines réflexions et les prochaines solutions à propos d’équilibres à sauvegarder, à restaurer et parfois à inventer. C’est un enjeu de dialogue social et de négociation collective''.  La CFDT Cadres applaudirait des deux mains si les principales conclusions de cette enquête n’étaient pas tendancieuses et surtout dangereuses.

Non seulement nous n’applaudissons pas mais les préconisations nous semblent  en  totale contradiction avec l’introduction reprise ci-dessus. Il suffirait entre autres,  selon les auteurs de l’enquête, d’avoir des enfants,  au moins deux ou trois pour retrouver un équilibre personnel perturbé par ailleurs par les conditions du travail ! Cette conclusion portée à la une des médias à propos de cette enquête la disqualifie totalement.  Aucune analyse fine, le critère du genre n’a pas été retenu confirme le cabinet de consultants. Alors de qui parle-t-on ? De quel équilibre parle-t-on ?  Jean Paul Bouchet, secrétaire général de la CFDT Cadres interroge : ''si avec  les enfants, les hommes trouvent leur équilibre,  les femmes y trouvent-elles vraiment leur compte ?''.

S’il  y a dérive, c’est d’abord parce que les conditions du travail et son organisation ne  sont pas débattues dans les entreprises et les administrations. C’est pourtant  dans la sphère du travail que sont les leviers d’action pour agir sur les débordements pathogènes et non dans la vie privée des individus. Cette enquête dédouane  totalement les employeurs privés ou publics des responsabilités  qui leur incombent  dans le maintien de la santé de leur salariés et par là même du bon équilibre entre leur travail et leur vie privée, alors qu’un tel travail d’enquête devrait permettre de mettre en lumière les lieux où il est possible d’agir pour éviter les dérives.

La CFDT Cadres considère que cette question du temps et des lieux de travail est fondamentale. Elle a lancé depuis plusieurs mois une enquête  Travail et temps auprès des cadres. Cette enquête  est en cours ; plus de 2000 réponses ont déjà été recueillies  et bien d’autres  paramètres semblent jouer un rôle essentiel  dans le comportement des cadres hommes et femmes  au travail.  Ce sont de vraies  réponses qu’il faudra apporter  aux cadres  pour que collectivement et individuellement,  ils et elles  puissent  s’investir  dans leur travail sans mettre en péril leur santé et leur vie privée. Droits et devoirs de déconnexion sont plus que jamais d’actualité.

 

Un vrai débat ! Réponse à la CFDT Cadres

La polarisation sur les éléments de vie privée est peut-être maladroite mais malheureusement inévitable à partir du moment où l’enquête interroge les effets du travail sur la vie privée. La « conversation dans le couple » qui permettrait de mettre à distance le travail et le sentiment de protection qu’offrent les enfants ne sont mis en exergue que parce qu’ils ressortent fortement de l’enquête. Il s’agit de facteurs clivant, et non pas des recommandations de Technologia. De fait, ce sont essentiellement des éléments de l’ordre de la vie privée. Ce ne sont toutefois pas les seuls. L’enquête a mis en évidence également une augmentation (par rapport aux données de l’Insee recueillies dix ans plus tôt) du travail de nuit des cadres, entre 20h et 24h. L’apport principal de l’enquête reste cet enregistrement d’une reconfiguration totale de l’espace et du temps : un espace et un temps familial qui cherchent à rester stables face aux débordements du travail qui, pour une bonne partie des cadres, tend à ne jamais s’arrêter et à ne plus connaître de lieux fixes. La CFDT Cadres a d’ailleurs lancé sa propre enquête ; les résultats seront intéressants à analyser pour voir en quoi ils confirment ou diffèrent de ceux de l’enquête Technologia.

La question du genre n’est ni ignorée, ni sous-estimée ; elle est simplement insuffisamment approfondie. Sur ce point, en revanche, on ne trouvera pas dans ces lignes et dans tout le rapport de quoi alimenter un discours naïvement nataliste ou sournoisement antiféministes que des médias peu scrupuleux pourraient résumer ainsi : « Pour votre bien-être au travail, faites des enfants » ou « Mesdames, pour être heureuses restez à la maison ! ». Ce n’est en rien notre propos.

Encore une fois, ce n’est pas Technologia qui associe le fait d’avoir trois enfants avec celui de ressentir un plus grand nombre d’interactions positives entre vie professionnelle et vie privée : c’est ce que ces femmes déclarent !  On ne peut pas s’en satisfaire et l’on doit chercher plus avant. A ce stade nous n’avons que des hypothèses assises sur des travaux existants.

En quoi le fait, pour une femme, d’avoir trois enfants constitue-t-il un facteur de protection ou d’équilibre face aux débordements de la vie professionnelle ? Les entretiens menés et restitués par certains verbatim sont à cet égard légèrement réducteurs : les femmes interrogées ne parlent que d’une organisation symétrique entre vie professionnelle et vie privée pour expliquer cette amélioration ressentie des interactions entre ces deux sphères de l’existence. Si ces femmes enregistrent un fait connu qui veut que l’augmentation du taux d’activité des femmes françaises ne s’est pas accompagnée d’un partage égal des tâches domestiques, notamment du soin apporté aux enfants, elles ne disent rien en revanche de leur carrière : l’évolution professionnelle des femmes se poursuit-elle de la même manière avec la survenue d’enfants ? On peut se poser la question au vu des résultats. On parle ici à la fois de l’avancement des carrières féminines et des arbitrages réalisés au sein du couple. En proie à une carrière entravée ou mise entre parenthèse, les femmes rééquilibrent-elles leur vie professionnelle par une part plus importante accordée à leur vie privée et à leurs enfants ? Le fait que les femmes qui mettent ces éléments en avant soient pour la majorité d’entre elles à temps partiel confirme que les enfants paraissent bien être un frein à leur carrière et non pas ce superbe facteur d’équilibre qu’y ont vu certains médias. Et encore faudrait-il regarder ces sujets à la lumière des catégories sociales, des conditions de vie et de revenus. Quoi qu’il en soit, il y a là un sujet de dialogue social et des marges de progrès quant à l’égalité professionnelle.

Ce dernier point rejoint la troisième objection : l’enquête peut-elle être une aide au dialogue social dans l’entreprise ? Nous le croyons. Les pages qui portent précisément sur les horaires atypiques, la mobilité, le télétravail et surtout les mutations dues aux technologies de la communication s’attachent précisément à mettre en lumière à la fois les situations et les stratégies des acteurs pour y faire face.

Mais nous croyons aussi que ce dialogue est du ressort des organisations syndicales. C’est pourquoi ce travail est bien une enquête qui cherche à réaliser un premier constat à partir duquel nous invitons, d’une part, les représentants du personnel à se saisir du sujet et, d’autre part, les scientifiques à approfondir les questions restées en suspens.

En fin de compte, cette enquête représente une tentative de défricher un champ encore peu étudié mais souvent questionné, autant qu’une invitation à poursuivre les recherches entamées. Ainsi, notre enquête devrait être prochainement suivie d’une plus vaste étude menée en collaboration avec un centre de recherche universitaire. A ce titre, nous ne pouvons que remercier Monique Boutrand et la CFDT Cadres de nous avoir interpelés sur une des futures pistes d’analyse. Il y avait en effet les prémisses d’un vrai débat.

Denis Maillard, Technologia

 

Sur le même sujet

Travail et temps, la fin des schémas traditionnel

Du bien-être au bien faire son travail