Numérique et télétravail

Handicap et technologies de l'information, Interview d’Hervé Garnier, secrétaire national

24 sep 2014

Par Dominique Desbois, ingénieur d'études à AgroParisTech-Inra.


Quel bilan pouvez-vous dresser sur l’insertion des handicapés au sein de la CFDT (en tant que confédération syndicale mais aussi en tant qu’employeur) ?

Hervé Garnier. Difficile de faire un bilan exhaustif sur l’insertion des salariés en situation de handicap. Au-delà des chiffres, il faudrait mesurer l’efficacité des outils, et des moyens mobilisés sur cet enjeu, ce qui n’est jamais réellement fait. La conviction que l’on a, c’est qu’il se fait des choses. Quand je vois par exemple dans le privé que la collecte des contributions Agefiph  baisse d’année en année notamment par le fait de l’accroissement du nombre d’entreprises qui répondent à leur obligation par la création d’emplois directs ou indirects, ou quand je considère (toujours selon les données de l’Agefiph) la progression de 6 % dans l’année de placements aidés, soit plus de 67 500 en 2013, alors je pense que les choses vont dans le bon sens. Mais quand je constate que le taux de chômage des salariés handicapés est le double de celui des salariés en général, je me dis qu’il reste énormément à faire. Nous engageons une réflexion au sein de l’organisation sur la question de la désinsertion professionnelle (d’autres évoqueraient le maintien dans l’emploi). Si nous utilisons cette terminologie (qui peut apparaître un peu moins nuancée), c’est que nous voulons réinterroger l’entreprise sur sa responsabilité à maintenir les salariés les plus fragiles dans l’emploi. C’est vrai pour ceux qui sont victimes d’un handicap. Mais c’est aussi vrai pour des salariés atteints de maladies professionnelles ou chroniques et pour ceux qui sont usés par le travail, compte-tenu des facteurs de risque, de pénibilité et d’allongement de la vie au travail. Nous considérons que nous sommes trop dans l’accompagnement a posteriori de ceux qui sont exclus du travail du fait de leur santé : cette exclusion résulte d’une combinaison de problèmes, souvent révélatrice d’une situation de pauvreté, et nous ne faisons pas assez de prévention en amont pour aider ces salariés à rester le plus longtemps possible dans l’emploi.


La CFDT s’investit dans une « caravane de l’accessibilité » pouvez-vous nous dire en quoi cela consiste et quels sont les objectifs ?

H.G. Depuis mars 2013, nous nous sommes investis dans un projet appelé Santiago accessible  qui a permis l’an dernier à une douzaine de personnes privées de leur autonomie de déplacement de se rendre depuis Martel (Nord du Lot) jusqu’à Gavarnie (Sud des Hautes-Pyrénées), en suivant un des chemins de randonnée qui mènent à Saint-Jacques-de-Compostelle, grâce à un véhicule électrique tout terrain (le « mobile dream ») . Une quarantaine de militants CFDT ont accompagné ce projet en réalisant des animations. En particulier, la CFDT a organisé une journée complète sur la place du Capitole à Toulouse pour sensibiliser les gens à la question du handicap. Nous avons également soutenu la Fédération Handisport lors de la préparation des jeux paralympiques de Londres et nous devrions le faire en 2016 pour ceux de Rio de Janeiro. L’investissement de la CFDT pour de telles actions peut surprendre mais, derrière chaque projet, il y a des personnes formidables qui ont dépassé leur propre handicap. Leur motivation et leur engagement nous permettent de mobiliser les équipes syndicales sur le sujet en dépassant les réticences de ceux qui n’ont jamais approché le handicap, et nous évitent les discours condescendants que l’on peut entendre ailleurs. Il faut que ce véhicule, conçu pour Santiago accessible, soit maintenant homologué par la Sécurité Sociale et que sa construction en nombre permette l’emploi dans un ESAT  de travailleurs handicapés en contribuant au redémarrage d’une entreprise condamnée à la fermeture. Tout ceci n’est vraiment pas pour nous déplaire.


La CFDT a signé le 19 Juin 2013 un accord national interprofessionnel pour développer une politique d’amélioration de la Qualité de Vie au Travail et de l’Egalité Professionnelle (QVT-EP). Si cet accord comporte des dispositions intéressantes, notamment pour promouvoir une plus grande égalité homme-femme, avec un diagnostic préalable et un suivi basé sur des indicateurs, aucune disposition spécifique ne concerne les problèmes vécus par les travailleurs handicapés dans les transports, sur les lieux de travail pour l’accessibilité et l’adaptation du poste de travail et in fine dans l’évaluation et la promotion professionnelle. Comment expliquez-vous cela ?

H.G. L’accord QVT-EP, c’est vrai, n’aborde pas la question en tant que telle du handicap. Cela ne signifie pas pour autant qu’il s’en désintéresse. Nous voulons faire de la Qualité de Vie au Travail une nouvelle approche des questions de santé/sécurité au travail en partant de la qualité du dialogue social et de la réalité de travail tel qu’ils sont vécus par les salariés, par tous les salariés. Nous voulons aussi rompre avec cette idée qu’il faut une loi pour chaque problème social auquel nous sommes confrontés (stress, handicap, égalité professionnelle, harcèlement…). Il nous faut reconnaître que souvent les obligations créées sans lien entre-elles ne sont pas les plus efficaces pour changer la situation dans certaines entreprises, car elles peuvent être plus aisément contournées. Aujourd’hui, nous pensons qu’il faut reconsidérer le travail dans son ensemble. L’accord QVT-EP est une première étape. Si nécessaire, nous aborderons dans un autre temps la question du handicap. Mais ce qui est important, c’est de redonner la parole à tous les salariés sur l’organisation de leur travail. Nous ne voulons plus d’accords alibis.


A quelles conditions, selon vous, le développement du télétravail en France peut-il être un vecteur d’intégration ? Certains parlent d’intégrer la sous-traitance dans le calcul de l’obligation d’emploi des personnes handicapés : faut-il y voir le développement des nouvelles perspectives ou la menace d’une précarisation du handicap dans le secteur des services.

H.G. Dans chaque évolution, il y a du bon et du mauvais. Le télétravail peut être une bonne chose s’il contribue à mieux articuler son travail et sa vie privée. Il porte en lui aussi des défauts qui peuvent placer les salariés complètement à la merci de leur employeur et aussi les exclurent des collectifs de travail. Ces phénomènes peuvent être amplifiés pour des travailleurs handicapés. Le télétravail ne doit pas conduire à donner du travail à certains sous condition qu’ils restent chez eux. Permettre à une personne en situation de handicap de se déplacer librement, d’avoir accès aux transports, aux loisirs et à toutes les situations du quotidien est important pour sa vie sociale, mais aussi pour son « employabilité ». C’est pour cela que la CFDT a vivement regretté le peu d’efforts déployés pour mettre en œuvre la loi de 2005 sur son volet accessibilité . Nous devons adapter les infrastructures existantes : les technologies de l’information font probablement partie des leviers envisageables mais il manque surtout une ambition sociale pour les actionner. La question de la sous-traitance doit être regardée de la même façon. Aujourd’hui, un produit manufacturé est le résultat de l’interactivité de plusieurs entreprises généralement issues de pays différents. C’est une réalité. La véritable question n’est pas de savoir si c’est bien ou pas, mais plutôt comment s’organisent ces nouvelles régulations. Pour nous, il n’y a qu’une voie possible : le dialogue social. C’est par le dialogue et la contractualisation que l’on peut trouver les régulations nécessaires et efficaces, dans l’intérêt des salariés. C’est aussi pour cela que nous ne croyons pas beaucoup à la plus-value d’une négociation spécifique handicap. Nous considérons qu’il faut penser le handicap de façon transversale et légitime dans toutes les négociations. L’exemple du véhicule mobile dream, utilisé pour Santiago accessible, nous permet de démontrer qu’il existe une sous-traitance qui peut être vertueuse car l’entreprise donneuse d’ordre considère que l’ESAT qu’elle sollicite est un véritable partenaire, à part entière dans le projet. Quand à intégrer la sous-traitance dans le calcul de l’obligation d’emploi, si c’est (comme le font certaines entreprises) utiliser la sous-traitance pour s’exonérer de leurs responsabilités sociales et éthiques, c’est bien entendu inacceptable pour la CFDT.


Quels types d’action spécifique à entreprendre pour favoriser l’insertion des jeunes handicapés ou pour mieux gérer les reconversions imposées par les accidents du travail ou de la vie? Avons-nous en France pris toute la mesure des possibilités offertes par le développement de l’économie numérique, en particulier au niveau de l’offre de télé services ?

H.G. L’économie numérique, l’offre de télé-services peuvent être des éléments importants dans la construction d’un jeune handicapé ou la reconstruction d’un salarié victime d’un accident, c’est vrai, et il reste beaucoup à faire : par exemple, la Fnath  viens de lancer une application interactive Handicap & Travail sur mobile pour améliorer l’accès à l’information pour les salariés en situation de handicap mais aussi pour leurs employeurs ! Mais à la CFDT, nous considérons que les technologies doivent être au service d’une ambition et non la réponse à tout. Par exemple, tout le monde s’accorde à dire que la cause principale du chômage des personnes nées handicapées est le manque de formation initiale. Donc, face à ce constat, la seule vraie question est de savoir comment l’école accueille en son sein les jeunes handicapés et comment elle les accompagne. Les technologies informatiques, les réseaux de communication, les services numériques doivent y contribuer, sans remplacer le collectif et surtout sans marginaliser.


Le Directeur de la Fédération des aveugles et des handicapés visuels de France estime que « nous n’avons pas utilisé toutes les possibilités de travail ». Le sociologue Norbert Alter affirme « Du fait de leur différence, les personnes handicapées ont par exemple une distance par rapport aux normes, un côté non-conformiste important pour une entreprise. Ecoutons-les afin de tirer le meilleur parti de leurs aptitudes. » Partagez-vous ces points de vue ?

H.G. Je partage l’idée qu’il faut se réinterroger sur le travail. L’organisation taylorienne du travail, la réduction des coûts à tout prix ont des conséquences sur la santé et l’intégrité physique des salariés. Sans compter que les bénéfices escomptés ne prennent pas en compte le coût social du transfert de charges ainsi réalisé. Si traiter la question du handicap contribue à mener cette réflexion, c’est une bonne chose. Si les solutions trouvées permettent de maintenir des salariés handicapés dans l’emploi et plus globalement d’améliorer les conditions de travail de tous les salariés, c’est encore mieux. Cela contribue à ne plus considérer le handicap comme une différence, mais à faire reconnaître que l’organisation collective du travail est la résultante des situations individuelles.
 

Propos recueillis par Dominique Desbois et Josette Mehat en juillet 2014 à paraître dans la revue Terminal.