Management et organisation

[Débat] Ce qui tue le travail

08 avr 2010

Ce séminaire s’inscrit dans le prolongement du colloque de l’Observatoire des Cadres du 2 décembre 2009 et s’appuie sur le récent ouvrage Ce qui tue le travail de Francis Ginsbourger, postfacé par Jean-Paul Bouchet.


Ce livre, fruit d’un long travail de contact avec le réel, répond à l’objectif de l’Observatoire des Cadres, qui est d’outiller pour agir. Au cours de ce séminaire, Jean-Louis Malys, secrétaire national de la CFDT, en charge de la santé au travail, de la vie au travail et des handicapés, a réagi à l’intervention de Francis Ginsbourger, et la discussion a été animée par Jean-Paul Bouchet, qui dans sa postface attire l’attention sur le pouvoir d’action des cadres.

Pourquoi ce livre, pourquoi maintenant, pourquoi ce titre ? Ce qui tue le travail s’oppose au travail qui tue dont on parle dans la presse, et qui est statistiquement faux, car le travail protège du suicide. On peut s’indigner devant la mise en spectacle de la thèse - discutable - de la souffrance au travail. Le piège du social compassionnel a été tendu par les politiques, estime Francis Ginsbourger. Si ce piège a été rendu possible, c’est pour Francis Ginsbourger parce que dans les forces politiques et syndicales, on a un peu oublié les hommes au travail.  Il poursuit en expliquant que nous pensons selon l’organisation du travail du monde industriel, qui a culminé pendant les trente glorieuses, où l’avenir était prévisible. Mais aujourd’hui nous vivons dans un univers de services, et nous devons agir dans un monde incertain. Dans ce monde incertain, caractérisé par les relations d’homme à homme, le coeur de l’activité, ce sont les situations, et la gestion consiste à réduire la complexité dans les situations. Nous vivons dans un monde serviciel et nous raisonnons encore comme dans un monde industriel caractérisé par les grandes séries et le standardisable. Des formats - logiciels, scripts - sont ainsi imposés de l’extérieur et les cadres vivent de plus en plus dans le formatage organisé. Nous avons appris à gérer des routines or il nous faut aujourd’hui gérer des événements.

Un document préparatoire au 47e congrès de la CFDT, qui se déroulera en juin 2010 et qui traitera notamment du travail et de l’organisation du travail, soulevait la question de la place du travail dans la société. Pour Francis Ginsbourger, Travailler plus pour gagner plus est la riposte politique à Travailler moins pour que plus de personnes travaillent, le sarkozisme contre le jospinisme. Mais dans les deux cas, il y a une arithmétique du travail et la finalité du travail disparaît. Dans le débat sur les retraites comme dans celui sur les 35 heures, est-ce qu’on ne véhicule pas l’idée que le travail doit être réduit parce qu’il est une souffrance ? Pourtant, le travail n’est pas seulement nécessaire pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille mais pour être utile à la société. Il est source de valeur identitaire et sociétale.

Le syndicalisme et la question du travail. Le travail a changé, résume Jean-Paul Bouchet : on n’est plus dans les trente glorieuses, mais est-ce que le syndicalisme a changé ? Ainsi pour Jean-Louis Malys, le rôle d’un syndicat est de produire de la revendication et de l’action syndicale, pas seulement de l’analyse. Il semble à Francis Ginsbourger  que le syndicalisme est vécu comme un instrument de revendication matérielle, alors qu’il doit s’intéresser aux revendications identitaires. Jean-Louis Malys précise que pour lui les revendications ne sont pas seulement matérielles, et que ce sont des aspirations aussi individuelles auxquelles il faut trouver des réponses collectives. L’action ne se limite pas à la grève ou la manifestation. Faire émerger des idées justes, c’est aussi de l’action et les directions ne s’y trompent pas. 

Responsabilité versus culpabilité. Il y a eu des suicides pendant les restructurations mais Francis Ginsbourger  s’élève contre les « professionnels du prêt-à-penser » qui ont déclaré que les salariés de base étaient les victimes et les managers des coupables. Entrant dans la rhétorique de la victime et du bourreau, ils parlent de culpabilité et non de responsabilité. La compassion est l’inverse de la solidarité. La compassion est l’accompagnement de la plainte, elle ne prend pas de distance, alors qu’il convient d’aider les acteurs à prendre de la distance vis-à-vis de ce qu’ils vivent. La dialectique bourreau / victime, sans régulation, relève des sociétés pré-démocratiques, pas de l’âge du syndicalisme. Dans ce débat, la question de l’organisation du travail est primordiale, souligne Jean-Louis Malys. Dans les négociations sur le harcèlement, les organisations syndicales se sont battues pour que le terme d’organisation du travail soit intégré dans le document final, alors que pour le patronat, le harcèlement et la violence ne pouvaient être que des dérives individuelles.

Métiers et identités professionnelles. On ne parle plus de métier, mais simplement de tâches et de fonctions. Pourtant, le métier n’est-il pas une réponse au caractère néfaste des prescriptions, au manque d’espaces de débat ? Jean-Louis Malys souligne que l’anticorporatisme de la CFDT l’a conduite à avoir un problème avec la notion de métier, et qu’il faut retrouver des espaces pour que les métiers puissent s’exprimer dans l’organisation syndicale. Historiquement, souligne Francis Ginsbourger, les corporations étaient des groupes professionnels mais aussi sociaux, voire politiques, qui imposaient leur façon de faire aux employeurs. L’organisation scientifique du travail a eu pour objectif de casser les métiers pour  redonner à l’employeur le contrôle de l’organisation du travail. Et la GPEC s’est faite de manière technocratique, sans lien avec les métiers. Pour Jean-Paul Bouchet, la question aujourd’hui est celle de l’identité professionnelle, qui dépasse le métier. Les identités professionnelles sont à la fois des identités de métier et des identités de fonction.

Parole et autonomie. Les salariés ne parlent plus de leur travail, parce qu’ils n’ont plus d’espaces pour le faire, note Jean-Louis Malys, pourtant il faut que les temps de coopération soient reconnus. Les cadres qui appellent la CFDT Cadres sur le thème des dilemmes professionnels disent qu’ils ne peuvent pas en parler sur leur lieu de travail. Le droit d’expression des années quatre-vingt créait des moments pour parler des objectifs à atteindre, mais aussi du contenu et de la finalité du travail. Il faudrait réinventer quelque chose.

Un participant demande de ne pas oublier la position difficile des cadres coincés entre le marteau et l’enclume. A ce propos, Jean-Louis Malys se dit persuadé qu’il faut qu’il faut inventer de nouveaux services aux adhérents CFDT, par exemple pour aider les salariés, et particulièrement les cadres, à s’orienter. Un travail en ce sens sera engagé après le congrès de Tours si la résolution est votée. Mais faire du syndicalisme un lieu où le mal-être s’exprime n’est pas simple, il ne faut pas que le délégué syndical soit lui-même dépassé par la souffrance des autres autour de lui.

Outils de gestion et gouvernance. Enfin les critères de gestion utilisés actuellement se résument pour l’essentiel aux résultats financiers. Parfois c’est encore pire, la valeur d’une entreprise n’est pas fonction des biens qu’elle produit ni des services qu’elle rend mais du prix auquel on pourra la vendre. Il faut trouver d’autres critères de gestion pour les entreprises, y compris des critères sociaux. Le rapport Stiglitz ainsi que le rapport Lachmann proposent des pistes intéressantes. En conclusion Jean-Paul Bouchet rappelle que, dans un monde complexe, il faut s’attacher à la pluralité des expertises, à la confrontation des idées et à la coopération.